C'est un appel à projets qui était attendu dans le secteur. Le Ministère de la Culture vient d'annoncer l'AAP France 2030 "Transition numérique de la Culture et appropriation de l'intelligence artificielle". IA et Culture, quatre mois après le sommet de l'IA et quelques semaines après les trends "studio Ghibli" et "starter pack", les deux termes - et communautés associées - sont pourtant souvent présentées comme frontalement opposées.
Dans les faits, la relation entre le monde de la création, et celui de l'IA est bien plus complexe que cela. S'il est évident que le monde de la culture est brutalement bousculé par l'arrivée de solutions d'IA génératives qui pillent des contenus protégés, nombreux sont les artistes, créateurs et acteurs culturels qui brisent le mythe des outils GenAI (celui qui voudrait qu'appuyer sur un simple bouton suffit à générer une œuvre) pour mieux en révéler le potentiel d'auxiliaire de création, dont seule une main talentueuse saura exploiter le plein potentiel.
Art versus IA : pour s'éloigner de cette dualité stérile, nous sommes allés à la rencontre de deux experts de notre collectif qui nous décrypte le rôle que la culture doit jouer pour créer un marché vertueux de l'IA : en protégeant les droits et en assurant les intérêts des créateurs, en accompagnant l'évolution des métiers et en favorisant la compréhension de l'IA par le grand public.
Secteur culturel et IA : je t'aime, moi non plus
Lorsqu'il se rend dans les écoles d'animation et de jeux vidéo pour donner ses cours, Quentin Auger, cofondateur et directeur de l'innovation de Dada ! Animation, fait souvent face aux mêmes questionnements. Les élèves - et surtout leurs parents - s'inquiètent de la montée en puissance de l'intelligence artificielle et de l'impact qu'elle aura sur le secteur.
"Nous sommes passés d'outils basés sur le machine learning pour le trucage ou le montage à une nouvelle génération d'outils, résume l'expert. Entraînés avec une multitude de données, ces outils sont puissants, mais s'accompagnent aussi de dérives." On peut citer parmi ces dernières les problématiques de droits d'auteurs, que les artistes peinent à faire respecter avec l'IA, ou le remplacement annoncé de certains corps de métiers, du côté de la traduction et des doublages de voix par exemple.
A gauche, Quentin Auger, cofondateur de Dada ! Animation. A droite, Anne Prugnon, directrice des éditions et du transmédia de Universcience.
Une "guerre idéologique"
Pour Quentin Auger, c'est une véritable "guerre idéologique" qui se joue dans le monde de la culture, avec un "lobbying énorme" qui vise à y faire entrer l'IA à tout prix.
Il est loin de se dire anti-IA. Au contraire : bien intégrée dans des outils comme Adobe, Maya ou Unity, elle "fait gagner du temps", améliore les résultats finaux ou aide les créatifs à "l'idéation". Elle peut aussi servir à agréger plus facilement des informations... "à condition de les vérifier".
Dans les musées aussi, l'IA se fraie un chemin : "on expérimente de nouveaux outils de production, on enrichit nos créations visuelles, notamment pour créer des univers scientifiquement ou historiquement corrects, on augmente la portée de nos offres avec plus de traductions automatisées et instantanées, on expérimente avec de nouvelles formes d’interaction comme des outils de commande vocale, on réfléchit à personnaliser de plus en plus l'expérience de visite.", nous dit quant à elle Anne Prugnon, directrice des éditions et du transmédia chez Universcience, l'établissement public qui gère le Palais de la découverte et la Cité des sciences et de l'industrie.
L'intelligence artificielle est par ailleurs un formidable outil au service de la découvrabilité et de l'inclusivité. "Nous avions lancé un appel à projets il y a environ un an et demi sur l'IA, illustre-t-elle. L'un des deux lauréats a créé un dispositif pour les personnes qui ont des déficiences musculaires afin de leur permettre de mieux communiquer avec des interfaces et avec leur entourage. Parmi d’autres projets en développement : la plateforme Ada qui permet d’extraire de notre corpus d’offres et de ressources foisonnant des contenus très ciblés à destination des enseignants et la préparation de leur cours."
Vers de nouveaux talents
Sur la disparition de certains métiers que nous évoquons plus haut, il faut citer, une fois n'est pas coutume, la théorie du déversement d'Alfred Sauvy. Cet économiste et démographe a conceptualisé, bien avant l'explosion de l'IA, l'idée selon laquelle tout progrès technique améliorant la productivité des travailleurs entraîne un basculement des emplois. Ces derniers ne "disparaissent" pas vraiment. Mais ils changent et évoluent, et nécessitent une adaptation évidente.
Quentin Auger reconnaît que certains postes, dans l'animation ou le jeu vidéo, se font plus rares. Parfois, au lieu d'une équipe, un seul sénior suffit désormais. "Il y a des designers qui perdent leur travail : la dynamique d'éviction est un fait. On voit même des studios prendre des designers au début d'un projet, puis copier leur patte avec l'intelligence artificielle pour la suite", dit-il. "Mais comme ces outils complexifient notre travail et le rendent plus pointu, cela demande aussi paradoxalement de nouveaux talents."
"Ce que l'on voit clairement disparaître, ce sont les métiers concentrés sur les tâches les plus simples. On l'a vu avec le journalisme : le bâtonnage de dépêches est le premier volet à sauter, la météo aussi. Idem pour le développement informatique : on peut faire de petites modifications grâce à la technologie, mais on aura plus de mal à créer un site sécurisé et fiable sans compétences. Le niveau attendu des employés et employées augmente : on recherche des compétences que l'IA n'offre pas. "Mieux vaut donc être brillant pour se démarquer de nos jours, dans ce marché "bousculé".
Devenir copains avec l'IA
Finalement, Quentin Auger prône une "démarche de compagnonnage." "Être conviviaux avec une technique, s'en servir pour réussir à devenir plus compétitifs et faire face à des pays avancés comme la Chine, mais ne pas croire aux fausses promesses de l'IA. Par exemple : oui, elle aide aux tâches répétitives... Mais c'est précisément la répétition et les erreurs qui font que l'on apprend bien un métier. Ne pas croire non plus aveuglément à son potentiel économique : en tant que tel, on n'a toujours pas de modèle viable en IA, mais plutôt des investisseurs qui y mettent des millions et perdent de l'argent." "Il faut rester critiques, résume le cofondateur de Dada ! Animation. L'Europe a une carte à jouer, mais il faudra aussi penser à la question environnementale, que l'on élude souvent un peu vite... Tout sera une question d'équilibre."
La culture aura un rôle à jouer. Un rôle d'exemplarité et un rôle pédagogique, à la fois de prescripteur et de décrypteur. C'est ce qu'a notamment permis l'exposition "IA : double je" coproduite par le Quai des savoirs et Universcience et présentée à Toulouse, en 2024. Celle-ci avait rassemblé 65 000 personnes en l'espace de six mois. "Nous ne cherchons ni à faire le procès de l'IA, ni à en galvaniser les usages : plutôt à explorer ses impacts sociétaux et expliquer son fonctionnement", détaille Anne Prugnon.
Plus globalement, Universcience travaille toute l'année à vulgariser l'IA auprès de différents publics. L'organisme propose des conférences, des activités, des spectacles, des médiations et même des résidences à thème avec des chercheurs dans ses locaux. L'établissement entend accentuer cette dynamique afin de "lever les incompréhensions" face aux outils d'intelligence artificielle, déjà utilisés par près de 40% des Français, selon une étude Ipsos (fev. 2025). Expliquer pour mieux utiliser les outils qui nous entourent déjà, qu'on le veuille ou non... Voilà aussi, le rôle de la culture !
Vous avez une question au sujet de l'appel à projetFrance 2030 ? Vous cherchez un ou des partenaires, ou souhaiteriez bénéficier d'un accompagnement ou d'une labellisation par Cap Digital ?
> Contactez Marc Bourhis, notre community leader Industries culturelles et créatives : marc.bourhis@capdigital.com